
Témoignage de Catherine, fondatrice de Kaona
Découverte de la Thaïlande avec Points-Cœur en 1995
En 1995, à l’âge de 21 ans, j’ai découvert la Thaïlande avec l’association catholique Points-Cœur. J’ai vécu trois ans à Bangkok (1995-97 et 2000-2001), dans le quartier pauvre de Khlong Tœy, où j’ai intégré une petite équipe qui partageait la vie du quartier, visitait les familles et les personnes seules, passait du temps à jouer avec les enfants, visitait des malades du sida en phase terminale (il n’y avait pas de traitement pour cette maladie à l’époque), visitait ceux des gens du quartier qui se retrouvaient en prison, accompagnait des personnes malades à l’hôpital, etc.
La philosophie de l’association Points-Cœur est que les gens qui souffrent ont en priorité besoin d’amis, d’être écoutés, d’être regardés avec respect. Les autres formes d’aide doivent être des conséquences de l’amitié, on ne fait pas de distribution de nourriture à un quartier entier, mais on aide ceux qui se tournent vers nous à faire face aux difficultés de la vie. On sert aussi de lien entre les gens du quartier et les associations qui peuvent les aider, et quand il n’y a pas d’autre alternative on peut aussi fournir une aide matérielle.

Un exemple du mode d’action de Points-Cœur : la rencontre avec Min. L’équipe du Point-Cœur se relayait pour rendre visite aux malades du sida dans un centre tout proche. Il y avait une salle pour les adultes et une salle pour les enfants. Dans la salle des enfants, j’ai rencontré Min, un petit garçon particulièrement agressif. Il avait peut-être 7 ans. Il m’insultait et me disait de partir. Lors de mes visites suivantes, il acceptait de temps en temps de jouer, et le reste du temps il m’insultait, mais je sentais que je ne devais pas le fuir. L’état de Min s’est aggravé petit à petit, et il a commencé à refuser de se nourrir. Sa mère était morte, et son père, malade du sida aussi, venait très rarement, et le regardait de loin quand il venait.
Un jour, alors que Min était très faible et qu’il était assis sur son lit tandis que les autres enfants mangeaient, je me suis assise auprès de lui, et il m’insultait très méchamment, et me frappait. En d’autres occasions, je n’aurais pas toléré qu’un enfant me traite ainsi, mais là je sentais qu’il avait besoin de ma présence et je suis restée auprès de lui. La personne qui s’occupait des enfants a commencé à lui dire qu’il fallait qu’il change, et que c’était impossible d’aimer un enfant comme lui. Elle prenait à témoin les autres enfants « N’est-ce pas qu’on ne peut pas aimer un enfant méchant comme lui ! » J’ai pensé que cela allait encore plus enfoncer Min dans le désespoir, alors j’ai dit, devant Min : « Non, je trouve que Min est digne d’être aimé, et moi je l’aime ! ». Alors Min est devenu tout calme. Après un temps de silence, il m’a demandé de le gratter. Je l’ai gratté tout doucement pendant un moment, il était couvert d’eczéma. Puis tout d’un coup, il s’est tourné vers moi et, les mains jointes (geste de respect), il m’a demandé « Pardon grande sœur ! ». Par la suite, il est devenu très doux. Il est mort quelques semaines plus tard, mais il était beaucoup plus en paix, et à la fin son père a réussi à avoir le courage d’être auprès de lui pour ses derniers moments.
Ce récit montre comment le fait de montrer de l’amour à quelqu’un peut contribuer à rendre plus supportables les difficultés, parfois plus qu’une aide matérielle. Cela montre aussi que le but de Points-Cœur n’est pas l’efficacité visible, car apaiser un enfant qui va mourir ne semble pas résoudre les problèmes de la société.
Retour en Thaïlande en 2007, à Pattaya

J’ai toujours été particulièrement touchée par la souffrance des femmes qui se prostituent. En 2007, j’ai décidé de retourner en Thaïlande par moi-même, sans faire partie d’une association, et j’ai passé un an à Pattaya, de fin 2007 à début 2009. J’ai financé ce séjour en donnant des cours d’anglais, en faisant de la rédaction web à distance, et grâce à l’aide de la Paroisse de Mers-sur-Indre.
La ville de Pattaya
À Pattaya, beaucoup de femmes se prostituent sans pour autant être victimes de réseaux ou de contraintes par des proxénètes. Se prostituent-elles pour autant par choix ou par goût ? Ce n’est pas le cas de celles que j’ai rencontrées. Elles disaient avoir choisi cette activité, mais en connaissant leurs histoires j’ai souvent découvert des pressions familiales. Les femmes thaïes ont l’obligation culturelle d’aider financièrement leurs parents. Quand elle n’arrivent pas à trouver un emploi lucratif, certains parents font pression pour qu’elles se prostituent, notamment auprès de clients étrangers qui paient bien. Dans de nombreux cas, l’enfant de la femme qui se prostitue sert d’otage. Elle ne peut pas s’occuper de son enfant en vivant à Pattaya, alors les grands-parents s’en occupent. Mais la mère ne peut venir voir son enfant que si elle apporte de l’argent. Alors on voit des femmes prostituées à Pattaya qui font les folles, qui rient, qui boivent, qui s’achètent de belles chaussures avec l’argent gagné, et qui semblent ne s’intéresser qu’à l’argent dans leurs relations avec les hommes. Cela ne veut pas dire qu’elles vivent leur vie de rêve… Beaucoup d’entre elles sont obligées de se saouler, quand elles commencent dans la prostitution, pour surmonter la honte de porter les shorts courts des prostituées. Beaucoup d’entre elles vivent loin de leur famille et en particulier loin de leur enfant, ce qui fait un grand vide qu’elles cherchent parfois à combler dans l’alcool, la drogue et la rigolade.

Les clients sont des touristes étrangers, Européens, Étatsuniens, Russes, Japonais, Chinois, Coréens… Certains clients Européens et Étatsuniens sont particulièrement appréciés, car les femmes prostituées affirment qu’ils les traitent avec plus de respect que les clients asiatiques. Une très jolie masseuse à la peau sombre me disait : « Ici, j’ai des amis. Les hommes s’intéressent à moi. Dans mon village, j’étais seule, je n’avais pas d’amis, personne ne s’intéressait à moi parce que j’ai la peau sombre. » Ainsi, la relation avec les clients étrangers n’est pas toujours vécue négativement, et certaines relations de prostitution mènent à des relations de couple, voire à des mariages. Cependant, beaucoup de ces couples aboutissent à des catastrophes, soit parce que la femme n’est en réalité intéressée que par l’argent, soit parce que la famille de la femme fait pression sur elle pour qu’elle réclame de l’argent, et culturellement elle ne peut pas le refuser à sa famille, soit parce que l’homme veut le beurre et l’argent du beurre, il veut une vie de couple tout en continuant à profiter de la prostitution à Pattaya. Il peut bien entendu y avoir d’autres causes d’échec. Il ne faut pas penser non plus que tous les Occidentaux qui viennent à Pattaya cherchent une histoire d’amour. Beaucoup ne veulent que s’amuser et profiter des femmes. D’autre, souvent âgés, cherchent une compagne docile pour s’occuper d’eux, y compris sexuellement, mais non pour une relation d’amour.
Il y a une hiérarchie entre les femmes qui se prostituent à Pattaya. Certaines travaillent dans des bars, elles ont un contrat de travail comme entraîneuses, pour se faire offrir des consommations par les hommes. Quand un homme veut aller plus loin, il demande à la femme de partir avec lui, et doit payer une « amende » au bar du fait que la femme doit quitter son lieu de travail. Ensuite il paie directement la femme pour la prestation de prostitution. Les femmes qui travaillent dans les bars ont le droit de refuser un client, mais cela doit être rare, sinon le propriétaire du bar ne voudra pas garder une entraîneuse qui contrarie les clients. Cette forme de prostitution est tolérée par les autorités. Il y a aussi les femmes qui racolent illégalement sur la plage, qui n’ont pas de contrat de travail. À Pattaya, « être assise sur la plage » veut dire « faire le trottoir ». Il y a parfois des descentes de police sur la plage, et les femmes qui racolent sont arrêtées. Dans les deux cas, les hommes emmènent les femmes dans leur chambre d’hôtel. Beaucoup de Thaïlandais de Pattaya ont de l’estime pour les femmes qui travaillent dans les bars, mais méprisent les femmes qui se prostituent sur la plage, les trouvent paresseuses et dangereuses, imprévisibles. Il est vrai que l’alcoolisme et la drogue font des ravages sur la plage, mais ils ne sont pas absents des bars non plus.

Il existe aussi à Pattaya une prostitution forcées, de femmes, d’hommes et d’enfants, mais elle n’est pas visible d’emblée. Pour ma part, j’ai connu seulement une femme qui attendait des clients sur la plage, et qui obéissait à son « petit ami ». Je ne pouvais jamais discuter longtemps avec cette jeune femme parce qu’elle était surveillée. Pour son anniversaire, j’avais obtenu du « petit ami » le droit de l’emmener une demi-heure au restaurant. La prostitution forcée a lieu aussi dans des maisons closes. Beaucoup de femmes étrangères (de pays d’Asie plus pauvres, d’Afrique ou de Russie) en sont victimes.
Mon action à Pattaya
Quand je suis arrivée à Pattaya, j’ai cherché à rencontrer des femmes en me promenant sur les lieux de prostitution, les rues où sont les bars, et la plage, ainsi que dans les marchés et les autres lieux de vie. Je n’ai eu aucune difficulté à faire connaissance avec ces femmes, car elles ont été nombreuses à m’interpeler et à m’aborder. J’ai pu ainsi me lier d’amitié et passer beaucoup de temps à écouter les femmes de Pattaya, celles qui se prostituaient comme celles qui travaillaient dur pour éviter la prostitution, certaines vivant dans des bidonvilles. Je me suis aussi liée d’amitié avec d’anciennes prostituées vivant dans la rue. J’ai essayé à un moment de donner des cours d’anglais gratuits sur la plage, mais les femmes qui venaient vers moi souhaitaient discuter et se lier d’amitié avec moi plutôt que d’apprendre l’anglais.
Lors d’une de ces tentatives d’enseigner l’anglais, où j’avais un panneau Velléda indiquant ma proposition, une femme est venue vers moi et m’a dit qu’elle était intéressée. Elle m’a demandé : « Comment dit-on en anglais : « J’ai dû quitté ma famille parce que mon mari me battait » ? », puis : « Comment dit-on « C’est mon mari qui a la garde de mes filles et elles me manquent terriblement ? » » J’ai assez vite compris qu’elle n’avait pas besoin d’un cours d’anglais mais de pouvoir se confier sur sa souffrance. Nous avons fait connaissance, et le lendemain elle m’a appelée pour me demander de l’héberger.
Je l’ai hébergé ainsi que deux autres femmes pendant quelques mois. Le but était de leur permettre de ne pas être acculées à la prostitution mais de pouvoir chercher un travail ou de faire une formation pendant que je leur offrais gîte, couvert et amitié. L’une de ces femmes continuait à se prostituer à l’âge de 60 ans. Une autre ne pouvait pas chercher un travail parce qu’elle avait perdu sa carte d’identité. Pour refaire faire sa carte d’identité, il lui fallait faire la demande depuis sa province d’origine, et avoir un certificat de résidence que pouvaient lui donner ses parents. Elle ne pouvait pas être accueillie chez ses parents sans apporter d’argent… Je l’ai accompagnée dans son village et j’ai donné un peu d’argent à ses parents, le minimum pour qu’ils acceptent d’accueillir et d’aider leur fille. Quand son père est arrivée, il ne s’est pas d’abord adressé à mon amie, la première question qu’il a posée à sa femme est : « Est-ce qu’elle apporte de l’argent ? » Ainsi elle a pu obtenir une nouvelle carte d’identité et prétendre à des emplois salariés. J’avais été très choquée, en découvrant la maison de ses parents, de constater qu’ils étaient très loin d’être dans la misère. Ce n’était pas la pauvreté qui les acculait à exiger de leur fille qu’elle se prostitue auprès d’étrangers. J’ai pu constater la même aisance matérielle chez la famille d’une autre amie poussée à la prostitution par sa famille.

En dehors de cet hébergement et de l’activité d’écoute, du temps gratuit passé avec les femmes que je connaissais et que je rencontrais, il m’arrivait de financer les frais médicaux de certaines femmes. En Thaïlande, une sécurité sociale limitée existe, mais il faut se faire soigner dans sa région d’origine pour en bénéficier. Par ailleurs, j’aidais certaines femmes à prendre des cours de lecture et écriture thaïe, ou à faire des formations professionnelles. En effet, la communauté des Sœurs du Bon Pasteurs proposait ces formations pour des prix dérisoires, mais suivre ces formations supposait de ne pas travailler pendant ce temps, et donc de ne pas gagner d’argent. Ce qui fait que les femmes qui pouvaient suivre ces cours étaient souvent des femmes entretenues par des étrangers, les autres ne pouvant pas se le permettre. J’aidais donc des femmes en leur donnant le prix des transports en commun pour se rendre là-bas, et le prix du repas pris sur place.
Je passais aussi un peu de temps avec des « touristes sexuels », des hommes occidentaux venus à Pattaya pour rencontrer des femmes. Certains arrivaient là parce qu’ils étaient brisés, comme ce Norvégien qui avait fait la guerre en Irak. Un jour, son meilleur ami avait beaucoup bu, et il y a eu une attaque inattendue. Cet homme, saoul, ne s’est pas caché et a été tué par les balles ennemies. Le jeune Norvégien a dû tirer le cadavre de son meilleur ami sur une grande distance. Certaines personnes auraient peut-être pu vivre cela sans en être brisés, mais cet homme ne s’en est pas remis. Il buvait et il avait des accès de violence, jusqu’à menacer sa petite amie thaïe avec un couteau.
Depuis la France
Depuis mon retour en France début 2009, j’ai eu l’occasion de retourner en Thaïlande quelques fois, pour des séjours de trois semaines. Je reste en contact avec mes amies, grâce à Facebook. Avant Facebook, il était compliqué de rester en lien, car les Thaïs que je connaissais avaient tendance à perdre ou se faire voler leurs téléphones et à changer ainsi de numéros fréquemment.

J’ai eu l’occasion d’aider matériellement certaines de ces amies, malgré la distance. Une de mes amies a de gros problèmes de santé mais doit travailler quand même. Elle travaille dans le bâtiment, elle pose du carrelage. Sa santé exigerait qu’elle se repose, et en France elle aurait une pension d’invalidité. À plusieurs reprises j’ai fait des collectes pour lui envoyer un peu d’argent pour qu’elle puisse se reposer quelques semaines sans travailler. Lors d’un de mes séjour, je lui ai payé des lunettes de vue. J’ai aussi récemment payé pour une opération de son genou.
Une autre amie avait du mal à trouver du travail. Elle m’a demandé de l’aider à financer une activité de vente de tartines grillées à la confiture dans la rue. Le matériel ne revenait pas cher, je lui ai acheté un petit grill, du pain, des réserves de confiture. Elle n’a cependant pas réussi à trouver suffisamment de clients. Elle m’a ensuite demandé de l’aider à financer le démarrage d’une activité de vente en ligne de savons. Je lui ai acheté un premier stock, mais cette activité a échoué aussi. Aujourd’hui elle est mariée et elle travaille avec son mari. Pendant un temps, ils vivaient chez un oncle du mari, et la vie était infernale, l’oncle étant très autoritaire et le mari n’osant pas lui tenir tête. Le couple était sur le point d’exploser. Je les ai aidés à déménager en payant la caution de leur nouveau logement. Depuis elle s’en sort bien financièrement, et quand je vais la voir en Thaïlande, c’est elle qui m’invite au restaurant.
Pendant le covid, la Thaïlande était très fermée aux étrangers. C’était un drame pour les habitants de Pattaya, qui vivent du tourisme. Une de mes amies vend des boulettes de viande dans la rue. Elle s’est retrouvée sans clients et avait du mal à manger tous les jours. Devant ces circonstances exceptionnelles, je lui ai envoyé plusieurs fois de l’argent, afin qu’elle puisse tenir jusqu’à la fin de la pandémie.
Fondation de Kaona
Plusieurs personnes, dont mon frère Laurent Petr, m’ont encouragée à fonder une association, afin de pouvoir aider plus efficacement mes amies, ainsi que toutes les personnes qu’une petite association pourrait soutenir à Pattaya. Le but est d’aider des femmes en difficulté, dans le même esprit d’écoute et d’amitié, et d’avoir une maison d’accueil pour celles qui en ont besoin. Il s’agit d’accueillir un petit nombre de femmes, afin de maintenir une atmosphère familiale. La priorité sera donné aux personnes les plus fragiles. L’engagement de bénévoles est aussi nécessaire. Voir les modes d’action de l’association Kaona.
J’ai choisi le nom Kaona : ก้าวหน้า, qui signifie « avancer ». Face à des situations de grandes souffrance, il n’est pas toujours possible de résoudre les problèmes, même avec de l’argent. L’amitié, accompagnée parfois d’une aide matérielle, n’enlève pas la souffrance, mais elle aide à la rendre plus supportable, elle aide à avancer malgré tout.
Kaona commence déjà à soutenir des personnes en difficulté : Kim, 55 ans, est malade du sida. Elle ne s’est jamais prostituée, je l’ai connue parce qu’elle vivait dans le quartier du Point-Cœur à Bangkok, puis je l’ai retrouvé à Pattaya où elle travaillait comme employée de maison. Elle a continué à travailler à différents endroits aussi longtemps que sa santé le lui permettait, mais aujourd’hui elle n’est plus en état de le faire. Ces derniers mois elle vivait chez sa fille, mais le compagnon de celle-ci supportait mal d’avoir une personne très malade sous son toit. Elle est donc partie et a été recueillie par un refuge pour sans abris. Dans ce refuge, son téléphone lui était confisqué (la raison officielle étant de lui éviter de se le faire voler), et elle ne pouvait pas sortir librement. J’ai pu la contacter en téléphonant au refuge, et quelques personnes ont accepté de donner chaque mois l’argent nécessaire pour qu’elle puisse louer une chambre et manger. Elle nous a dit avoir besoin de 3000 bahts (un peu moins de 100 € au cours actuel du baht) par mois pour cela, ce qui est une somme très faible pour la Thaïlande où le salaire minimum (déjà faible) est à 337 à 400 bahts par jour selon les régions.

Aujourd’hui, Kaona a besoin de fonds et de bénévoles pour pouvoir développer son action, en particulier trouver et louer une petite maison d’accueil à Pattaya, puis assurer une présence sur place.